vendredi 23 septembre 2011

La Musique concrète VI : Définitions d'un genre



Cet extrait d'une oeuvre importante du compositeur Michel Chion (né en 1947) permet de poser de manière claire la question de la musique concrète. En effet, les musiques nées des grandes inventions d'après guerre composent un paysage si vaste et si riche qu'il est parfois difficile de saisir les distinctions ou les liens d'équivalence entre les concepts qui les désignent : musique concrète, musique acousmatique, musique électro-acoustique, musique électronique.



Historiquement, la paternité de la musique concrète revient à Pierre Schaeffer. Selon le compositeur, qui s'intéressait vivement aux possibilités d'invention sonore rendues possibles par la diffusion radiophonique, le germe de la musique concrète tient à un étonnant hasard rapporté en de multiples occasions et par de nombreux auteurs, parmi lesquels Guy Reibel et Michel Chion dans Les musiques électroacoustiques, publié par l'Ina Grm aux éditons Edisud en 1976 :
"C'est dans cette atmosphère de recherche que Pierre Schaeffer, ingénieur musicien provoqua sans le vouloir d'autres muses : après un incident technique (un sillon de disque refermé sur lui-même, répétant inlassablement le même fragment sonore), au lieu de rejeter ce qui n'était qu'un incident de travail, il se mit à écouter ce phénomène étrange, fragment de vie pris au piège, arraché de son contexte, livré hors du temps et hors normes, inlassablement répété. L'effet provoqué par ce fragment était tellement surprenant, imprévisible et sans commune mesure avec celui provoqué par le même fragment dans son contexte d'origine que Schaeffer, au lieu d'écarter l'incident, parce qu'aberrant, s'empressa d'en susciter de nombreux autres du même genre, afin de mieux observer ces prélèvements dans une plus grande variété. En même temps naissait chez lui l'idée toute nouvelle d'une musique de "bruits", ou plus précisément d'une musique faîte à partir d'autres sons que ceux des instruments traditionnels ; d'une musique qui aurait comme particularité d'être composée de sons "concrets" recueillis par l'enregistrement et assemblés directement par montage, mélange et manipulations éventuelles à l'aide des techniques de studio. Ces tentatives remettaient en question d'un coup l'ensemble du système musical, et offrait un mode d'accès fragile, grossier, mais plein de promesses vers de nouveaux continents musicaux."
Le lecteur de ce passage appréciera la facétie discrète avec laquelle les deux auteurs usent eux-mêmes de répétitions délibérées qui incorporent à leur écriture quelque chose de la répétition inlassable du disque au sillon fermé au lieu de se déployer normalement en spirale.
Quoi qu'il en soit, c'est de cette expérience inattendue que vont naître les premières études conduites par Pierre Schaeffer.



Parmi les découvertes de Pierre Schaeffer, il faut notamment citer le cas du son de cloche coupé. Le compositeur le raconte dans son premier Journal de la Musique Concrète (extraits cités par Michel Chion et Guy Reibel dans leur livre de 1976) :
" 19 avril. En faisant frapper sur une des cloches, j'ai pris le son après l'attaque. privé de sa percussion, la cloche devient un son de hautbois.
21 avril. Si j'ampute les sons de leur attaque : j'obtiens un son différent : d'autre part, si je compense la chute d'intensité, grâce au potentiomètre, j'obtiens un son filé dont je déplace le soufflet à volonté. J'enregistre ainsi une série de notes fabriquées de cette façon, chacune sur un disque. (...)
22 avril. Où réside l'invention ? Quand s'est-elle produite ? Je réponds sans hésiter : quand j'ai touché au son de la cloche. Séparer le son de l'attaque constituait l'acte générateur. Toute la musique concrète était contenue en germe dans cette action proprement créatrice sur la matière sonore."
Ces découvertes et ces réflexions permettent de mieux comprendre la nature spécifique de la musique concrète et de comprendre la définition qu'en propose Michel Chion dans La musique concrète, art des sons fixés, publié en 2009 par les éditions Mômeludies et le CFMI de Lyon :
"(...) je définis la musique concrète (terme inventé en 1948 par Pierre Schaeffer non seulement comme une musique faîte concrètement à même le son, sans passer l'écriture, mais aussi comme une musique existant concrètement, comme objet sonore fixé sur tout support d'enregistrement, et n'existant que sous cette forme."
Cette définition signifie notamment que la musique concrète n'est pas destinée à une exécution publique de type classique : certes, elle peut-être diffusée, éventuellement affectée de modifications en cours de diffusion, par le compositeur ou un ingénieur agissant selon ses directives, mais elle n'est pas jouée par un instrumentiste qui suivrait les notes inscrites sur une partition.




Ajoutons que le son ainsi retranché de son anecdote, isolé comme matériau et composé avec d'autres ne vaut plus comme document, ainsi que l'exemple de la cloche au son coupé le prouve. Ainsi, un son, même s'il est éventuellement reconnaissable n'est pas destiné à illustrer le monde réel, comme le ferait du point de vue visuel une photographie documentaire, mais devient élément musical d'une oeuvre à laquelle il s'intègre pleinement. De plus, la notion de son concret ne concerne pas que les seules sonorités produites à l'aide d'objets du quotidien, bien que les premières oeuvres de Pierre Schaeffer aient fait usage de tels objets. Le compositeur emploie d'ailleurs très vite un piano qu'il fait ensuite "préparer" par Pierre Henry en introduisant des objets entre les cordes afin d'en modifier les attaques et les timbres, selon un procédé inventé par le compositeur américain John Cage, sans parler de la voix humaine souvent mise à contribution, par exemple dans la Symphonie pour un homme seul.
De la même façon, Pierre Henry emploie dans ses oeuvres propres quantité de sons d'une infinie variété, les uns enregistrés en plein air ou dans sa maison, les autres empruntés à des oeuvres musicales déjà existantes et enregistrées, comme des symphonies de Beethoven ou des opéras de Wagner dont il détache des éléments pour les composer avec d'autres. En outre, Pierre Henry introduit des sons créés à l'aide d'instruments électroniques. L'usage de la lutherie électronique dans des oeuvres pourtant considérées comme relevant de la musique concrète, contribue à brouiller les définitions. Il nous faudra y revenir de façon précise.



Variations pour une porte et un soupir, oeuvre composée en 1963 par Pierre Henry, dont on peut entendre ici un extrait, illustre particulièrement les principes généraux de la musique concrète. On peut toutefois considérer provisoirement que la définition donnée par Michel Chion en 2009, et notamment la remarque selon laquelle est concrète toute musique fixée sur un support et existant comme telle par ce seul moyen, autorise de considérer l'emploi de sons électroniques comme une des formes possibles de la musique concrète. Celle-ci ne saurait donc se résumer à l'usage des seuls sons naturels.Dans le même ouvrage, Michel Chion l'affirme d'ailleurs avec force et précision, citant notamment un entretien radiophonique que Pierre Schaeffer lui avait accordé en 1975 :
"Le mot "concret" ne désignait pas une source. Il voulait dire qu'on prenait le son dans la totalité de ses caractères. Ainsi un son concret, c'est par exemple un son de violon, mais considéré dans toutes ses qualités sensibles.(...) Je reconnais que le terme "concret" a vite été associé à l'idée de "sons de casserole", mais dans mon esprit, ce terme voulait dire d'abord qu'on envisageait tous les sons, non pas en se référant aux notes de la partition, mais en rapport avec toutes les qualités qu'ils contenaient."
Michel Chion ajoute quant à lui :
"Il n'était pas question pour Schaeffer, au départ, d'exclure a priori les sources synthétiques. Et pour cause : la musique électronique proprement dite, quoiqu'annoncée depuis longtemps par une foule d'expériences n'était pas encore née (Il lui faudra attendre 1950). (...) La musique concrète des débuts emploie donc toutes sortes de sources y compris les instruments traditionnels (...), et même à l'occasion elle fait entendre des sons d'origine électronique, comme dans la Musique sans titre de Pierre Henry en 1950.



La vidéo ci-dessus présente pour conclure provisoirement un entretien de 1976 avec Michel Chion. Ci-dessous, un extrait de Requiem, oeuvre composée en 1973 par le même Michel Chion.



Question : s'agit-il de musique concrète au sens où la définit son auteur ?

Lien vers une page consacrée à la naissance de la musique concrète sur l'excellent site sohnhors. On y lira notamment une version légèrement différente de l'expérience de la cloche coupée, ce qui prouve une fois de plus que toute grande invention s'auréole d'une histoire à variantes multiples, pour le plus grand plaisir des passionnés :

http://sonhors.free.fr/panorama/sonhors7.htm


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