lundi 7 novembre 2011

La lutherie électronique : Retour aux origines et interlude



Lorsque Herbert Eimert et Karlheinz Stockhausen entreprennent de composer les premières oeuvres de musique purement électronique à Cologne, ils privilégient les générateurs de son qui leurs semblent infiniment plus aptes à explorer de nouvelles possibilités de timbres que les instruments électroniques déjà conçus, fabriqués et diffusés à l'époque. La raison de ce rejet est essentiellement due au fait que la lutherie électronique du début du XX° siècle se voulait plus imitative, harmonique et mélodique que véritablement exploratrice de dimensions inouïes. Il n'est reste pas moins que ces instruments, dont certains sont aujourd'hui encore fabriqués, ont exercé une grande influence sur certains compositeurs qui ne les ont pas dédaigné, les employant dans certaines de leurs oeuvres orchestrales, au même titre que les cordes, les vents, les cuivres et les percussions. Mais à quand remonte donc l'invention de ces instruments et quels étaient-ils ?
Dès le XVII° siècle, le philosophe anglais Francis Bacon prend conscience que le son, tel qu'on l'emploie dans la musique de son époque, ne représente qu'un aspect limité des possibilités réelles. Il songe notamment dans New Atlantis, ouvrage publié en 1626, à l'usage que les musiciens pourraient faire de tonalités fragmentées bien en dessous des divisions habituelles du demi ton. Ces possibilités et bien d'autres encore ne deviendront accessibles qu'avec l'invention des instruments électroniques.
Cependant, dès le XVIII° siècle, les balbutiements de la physique de l'électricité vont permettre une première révolution, alors que la science n'a pas encore théorisé la notion de courant électrique ni d'avantage donné naissance aux moyens techniques de générer et diffuser celui-ci. Le très bon site Sonhors (http://sonhors.free.fr/index.htm) mentionne en ces termes l'invention du premier instrument de musique utilisant l'électricité :
"En 1759, en France, le jésuite Jean-Baptiste de La Borde construit le Clavecin électrique, un instrument avec clavier qui utilise l'électricité statique pour frapper des cloches avec de petits clapets métalliques. Cette invention marque le début d'un enthousiasme sans précédent pour toutes les formes d'innovations technologiques en rapport avec la musique."









Il faut attendre la seconde moitié du XIX° siècle pour que l'intuition de La Borde se concrétise en de nouveaux instruments capables d'utiliser le courant électrique comme moyen sonore spécifique. C'est le cas du Télégraphe musical (voir photo ci-dessus) conçu et fabriqué par Elisha Gray. Voici ce qu'en dit le site Sonhors :
"En 1874, Elisah Gray (1835-1901) invente l'oscillateur électrique qu'il applique sur son Télégraphe musical équipé d'un mini clavier et où, pour la première fois, les sons sont émis par un haut-parleur ! Elisha Gray est alors sur le point d'inventer le téléphone, sa curiosité musicale lui fera malheureusement perdre un temps précieux puisque deux heures avant lui, Graham Bell en déposera le brevet d'invention ! Outre le fait d'être en quelque sorte l'inventeur de l'ancètre éloigné du synthétiseur, Elisha Gray est également un artiste puisque en 1877, il part en tournée avec deux pianos "trafiqués" par ses soins produisant des sons pour le moins inhabituels."
Le Télégraphe musical mérite pleinement d'être considéré comme le lointain ancêtre du synthétiseur dans la mesure où Elisha Gray invente avec lui l'un des composants essentiels de la future musique électronique : l'oscillateur, soit un générateur de signaux périodiques dont la fréquence peut être contrôlée. En effet, comme nous le verrons par la suite, tout instrument électronique, dont les synthétiseurs, comporte un ou plusieurs oscillateurs sans lesquels aucun son ne serait possible.






Le compositeur américain John Cage réinventera plus tard de façon toute personnelle l'aventure des pianos modifiés en concevant le principe des pianos préparés pour lesquels il composera des oeuvres majeures. Mais les pianos préparés de Cage, postérieurs à l'invention des instruments électroniques, restent des instruments acoustiques, bien que leur amplification puisse ouvrir à un univers musical voisin de celui de la musique électronique. Les pianos préparés sont donc de véritables pianos entre les cordes desquels sont insérés à hauteur précise des éléments constitués de divers matériaux, tel que le métal, le bois, le papier, etc... Ces objets, comme les vis utilisées dans le Premier interlude pour piano préparé ou la Deuxième sonate pour piano préparé, permettent de modifier considérablement le son de l'instrument roi du XIX° siècle, au point de totalement renouveler la notion même de piano.
Toute création d'importance a sa légende. Celle du piano prépara affirme que John Cage aurait "inventé" cet instrument en 1938 afin de répondre à une simple contrainte d'espace : devant donner une pièce à l'occasion d'un spectacle de danse, et ne disposant pas d'assez de place pour tous les instruments à percussion qu'il souhaitait employer, Cage se serait donc servi d'un piano en plaçant divers objets entre ses cordes, morceaux de tissu, de plastique, écrous, gommes, de manière à faire sonner l'instrument comme un gamelan balinais, d'étouffer sensiblement le son, ou bien encore de produire des harmonies totalement inhabituelles. Une telle démarche est en soi une révolution fondamentale, car elle autorise les compositeur "sérieux" à détourner les objets de leur fonction primitive pour en tirer un parti différent. L'idée sera souvent exploitée par la suite (depuis le compositeur polonais Krzysztof Penderecki lorsque il demande dans certaines oeuvres que les violonistes frappent le corps de leur instrument avec leur archet, jusqu'à Fred Frith qui martyrise les cordes de sa guitare électrique avec des lanières saupoudrées de limaille de fer). L'invention de John Cage est très vite adoptée par d'autres compositeurs. On entend en effet un piano "préparé", certes de manière très différente et selon des intentions chaque fois bien spécifiques, dans des oeuvres aussi diverses que la Symphonie pour un homme seul de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, Tabula rasa du compositeur estonien Arvo Pärt, ou quelques unes des Etudes du compositeur roumain György Ligeti (notamment l'étude dite aux "touches bloquées").
Les Sonates et interludes (1946-48) de Cage ne sont pas les premières oeuvres que le compositeur ait écrites pour piano préparé, mais leur qualité leur a très vite valu d'être considérées comme des classiques favoris en la matière. Ici, John Cage ne fait jamais appel aux procédés d'écriture et d'interprétation aléatoires qui lui sont chers. C'est au contraire selon une série de recommandations très précises que sont insérés de petits objets dans les cordes du piano avant l'exécution. Tout est écrit à l'avance, rien n'est abandonné à la libre appréciation de l'interprète.
Aujourd'hui encore, les Sonates et interludes n'ont rien perdu de la surprenante nouveauté qui séduisit leurs premiers auditeurs. Les sonorités étranges et envoûtantes, la pulsation régulière, les grappes de notes suspendues dans de longues plages de silence, les fragments de mélodies faussement naïves soudain brisées nets comme des mécanismes, les effets de gamelans désaccordés, les phrasés discrets semblables à un chantonnement mélancolique : tout participe d'un climat de magie subtile propice à la rêverie heureuse.







Avec les Variations II (1961), dans la version donnée par le pianiste et compositeur David Tudor, la musique pour piano de John Cage se rapproche considérablement de l'univers électroacoustique dont elle présente toutes les caractéristiques : une source acoustique (un piano et différents objets permettant d'agir sur ses cordes) modifiée par l'intermédiaire de quatre micros attachés au piano. Résolument bruitiste, l'oeuvre, qui pourrait aussi être considérée comme un exemple particulièrement probant de musique concrète, échappe à toute détermination. Elle n'est pas moins liée à une interprétation unique, exécutée ici par David Tudor, et non l'objet d'une simple diffusion, ne devenant une oeuvre "fixée" que grâce à l'enregistrement qui l'a captée et permet de la réécouter à l'infini.
Variations II est conçue selon des principes aléatoires qui offrent un rôle essentiel à l'interprète, dans la mesure où, selon le souhait de John Cage, elle est destinée à un nombre indéterminé de musiciens autorisés à employer les moyens sonores de leur choix. Chaque interprétation est donc une création à part entière, mais la version de David Tudor se distingue par son originalité, sa poésie sonore tout à la fois sauvage et contemplative, comme par son extrême audace. Faut-il encore parler d'une composition de John Cage ou plutôt d'une pièce de David Tudor revisitant John Cage ? Il n'en reste pas moins que cette version de Variations II est en soi un étrange chef d'oeuvre absolu, semblable à quelque aérolithe ou "calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur", pour reprendre à son propos le célèbre vers de Stéphane Mallarmé.

dimanche 6 novembre 2011

La Musique électronique IV : Electronique-Acousmatique



Avec Jeita, ou murmure des eaux, datant de 1970, François Bayle illustre de façon saisissante les dimensions plurielles de l'inspiration électroacoustique. Ainsi que le notent Michel Chion et Guy Reibel, "l'oeuvre consiste en une association de sons concrets (écoulement d'eaux et chocs contre des stalagmites et stalactites de la Grotte de Jeïta au Liban) avec des textures fines de sons électroniques." En 1999, le compositeur commente lui-même Jeita, au moment où il achève une nouvelle pièce, Jeita-retour, composée depuis 1985, qui vient compléter l'oeuvre originelle :
"L'auditeur modèle n'existe pas... et tout particulièrement pour les musiques de ce volume où l'écho des eaux et l'ombre à chacun va parler dans sa langue maternelle : celle de ses origines. Pourtant il faut écarter le risque d'un possible malentendu : les murmures des eaux ou des ondes, le picotement rythmique des gouttelettes, le frisson des chuchotements, les "bruits", pour évocateurs qu'ils soient ne jouent aucunement à la description."
Le compositeur ne peut être plus clair : l'oeuvre parle à l'imaginaire des eaux fondamentales, sans jamais céder à l'anecdote ni à la volonté mimétique de transposer la grotte dans une hypothétique cartographie sonore. Jeita poursuit donc un tout autre but qu'illustrer : faire vivre en nous l'imagination aquatique telle que le philosophe Gaston Bachelard l'a analysée dans L'Eau et les rêves. Nous sommes donc en présence d'une poétique des sons pour laquelle l'alliage des éléments enregistrés dans la grotte et les sons électroniques produits en studio, grâce auxquels seront modelés et comme transfigurés les éléments naturels, vise la naissance d'une grotte seconde, une grotte symbolique où le musicien se fait alchimiste et producteur de substances. L'écoute de l'oeuvre, sur disque ou en concert, sera l'occasion d'une troisième grotte, celle de l'oreille de l'auditeur, elle-même "tapissée d'imaginaire" pour reprendre une formule du philosophe Maurice Merleau-Ponty à propos de la vision.


Le compositeur n'est donc pas un portraitiste mais un poète des matières sonores qu'il informe selon leur génie propre :
"Revenu au studio avec de nombreuses bobines (échos de stalactites, froissements d'eaux, chants d'ouvriers du chantier ou éléments du concert) j'en tirai 17 études, chacune conçue à partir d'une forme dynamique choisie dans ce matériau. Faut-il le qualifier de "concret" ? Sans doute, du point de vue du mode opératoire et des ressources du son capté. Pourtant, avec cette musique (...) j'avais à coeur d'inaugurer une méthode "abstraite" (ni causale ni narrative) de traiter l'organisation sonore. En agençant des déploiements d'énergie, il me semble que se renouvelait l'idée du développement, et du coup s'ouvrait l'horizon acousmatique, celui d'une musique de formes et de mouvements accordé."
Ce sont les flux, les énergies et les états d'être qui l'intéressent : chaque partie de l'oeuvre est un monde en soi, dont le compositeur rédige très soigneusement l'intention comme autant de petits poèmes en prose. En voici quelques exemples :
"1 Murmure des eaux - Contrepoint de deux dessins, l'un est un tissu rythmique formant un premier "tempo d'énergie" d'apports ponctuels assez rapides, l'autre est donné par un second tempo très large de formes d'énergie dense.
2 Cloches fossiles - D'abord un dessin en intervalle de hauteurs, puis glissements progressifs des accents d'attaque sur les résonances multipliées en légers échos.
3 Murmure des abeilles de pierre - Sur une double texture de battement, jeu d'équilibre et d'intervalles de plans sonores articulés par des ponctuations en coupe.
4 Bouche d'ombre - Mouvements liés, intervalles de couleurs, progression de trajectoires."
Ces indications révèlent très clairement l'esprit de cette pièce devenue l'un des classiques du répertoire électroacoustique des années 1970. Le musicien fait ici jouer toutes les dimensions sonores réunies par la pluralité des arts : le dessin, la musique et la poésie (dont celle de Victor Hugo), n'hésitant pas à déployer lui-même une magnifique et juste image : "murmure des abeilles de pierre". Alternent donc les notations métaphoriques, concrètes et purement musicologiques qui sont quant à elles plus abstraites, à l'image écrite de la substance sonore de Jeita.





Tremblement de terre très doux, de 1978, confirme cette approche du son finement tissé à partir de dimensions variées. La souplesse qui la caractérise vient essentiellement d'une poétique des alliages qui consiste à fondre les éléments les uns aux autres afin de de donner vie à des matières nouvelles, lumineuses et savoureuses comme des fruits. L'écoute attentive de l'oeuvre éveille de nombreuses cénesthésies hors de toute dimension réaliste. Elle vit exclusivement par son être propre, en tant que cosmos fixé sur la bande qui permet de la diffuser.
Aux yeux de François Bayle cette autonomie absolue constitue la qualité fondamentale de la musique électroacoustique qu'il propose pour cela de renommer, dès 1973, "musique acousmatique". Le terme trouve son origine dans le mot grec "akousma", ce qu'on entend, en référence à Pythagore qui enseignait dissimulé derrière un rideau afin que ses disciples se concentrent sur la seule signification de ses paroles. En 1955, l'écrivain Jérôme Peignot l'emploie afin de désigner dans la musique concrète de Pierre Schaeffer la "distance qui sépare les sons de leur origine". François Bayle lui assigne quant à lui à la musique diffusée par des enceintes. face à un public qui ignore l'origine des sons. selon François Bayle, la musique acousmatique "se tourne, se développe en studio, se projette en salle, comme le cinéma." Elle est donc un "cinéma pour les oreilles." En dépit de sa pertinence, le terme "acousmatique" ne s'imposera cependant pas, supplanté d'avance par les notions de "musique électroacoustique" et de "musique électronique". Il ne convient pas moins à l'objet musical de son ambition sémantique déçue, d'autant plus profondément si l'on songe à l'arrière-plan pythagoricien qui résonne sous sa signification contemporaine.




Présentation de François Bayle sur le site Artsonores (http://www.ina.fr/fresques/artsonores/accueil) :

François Bayle est né en 1932 à Madagascar. Il y séjourne, ainsi qu'aux îles Comores, jusqu'à l'âge de 14 ans. Il vit en France à partir de 1946, et s'installe à Paris en 1954. Il entreprend des études scientifiques et littéraires, et une formation musicale en autodidacte qui ne l'empêche pas de faire trois rencontres capitales : celle d'Olivier Messiaen, dont il suit les cours au Conservatoire; celle de Karlheinz Stockhausen qu'il rencontre plusieurs années de suite aux séminaires d'été de Darmstadt; et enfin, celle de Pierre Schaeffer, qu'il rejoint dès 1958 au Service de la Recherche de la RTF, et dont il devient l'assistant à partir de 1960. C'est l'époque de la création du GRM, et le point de départ d'une période d'expérimentation et de recherches intensives sur le sonore et le musical. Ce seront pour Bayle des années d'apprentissage et d'observation. Il compose, entre 1958 et 1962, plusieurs œuvres instrumentales dont un quatuor avec bande, Archipel (1962).
À partir de 1966, il devient responsable du GRM. Il restera à sa tête jusqu'en 1997 (le GRM sera devenu entre temps l'Ina-GRM). 1967 est l'année de Espaces inhabitables, œuvre importante du répertoire électroacoustique, et “ véritable première œuvre ” de son auteur, selon son propre aveu. Sa production sera désormais exclusivement (à de très rares exceptions près) consacrée à l'électroacoustique — qu'il désignera plus tard du nom d'acousmatique.
En tant que responsable du GRM depuis 1966, François Bayle s'est attaché à la défense des musiques électroacoustiques et à la poursuite de l'action initiée par Pierre Schaeffer. Il est notamment l'initiateur de cette “ utopie de la pure écoute ” qu'est l'acousmonium (1974), l'instigateur de la collection de disques Ina-GRM, de concerts, d'émissions de radio, et du développement d'instruments musicaux de technologie avancée tels Syter, GRM Tools, Midi Formers, Acousmographe. Il a créé en 1992 l'Acousmathèque, qui regroupe plus de 2000 œuvres électroacoustiques, de 1948 à nos jours.
Il se consacre désormais entièrement à la recherche, l'écriture et la composition.
Les principaux écrits de Bayle ont été réunis par lui-même en un volume : Musique acousmatique, propositions... positions (Buchet-Chastel)."

"J'emploie souvent cette métaphore que le lieu musical, l'espace musical, est traversé par une rivière, une frontière, quelque chose qui est difficile à franchir. D'un côté la musique des notes, l'échelle des notes possibles, établissant un rapport de distances, de proximité d'écoute, de nombre de notes pour réaliser une intention musicale, ce qui constitue tout un univers."
"De l'autre côté une capacité de produire des événements, en recourant à d'autres modalités énergétiques, la conversion du son en tensions – tout cela produisant des formes très spéciales qui imprègnent l'écoute et qui peuvent aller de la reconnaissance pure et simple d'une scène (donc le son tel qu'on le connaît) jusqu'à des entités tout à fait nouvelles. Et ce nouvel et vierge espace, on peut s'y aventurer en profondeur."
"Pour ma part je reste proche de la rive, et de temps en temps je tâche d'établir un pont (mais sans recourir à la formule de la musique mixte). J'essaie d'agrandir les concepts de musique traditionnelle dans ce nouveau territoire, irrigué par le même flux, et pourtant situé “de l'autre côté”... Je me dis parfois qu'il serait plus facile de faire des choses carrément autres, nouvelles. Quitter la musique."
(François Bayle, in F. B., parcours d'un compositeur, Revue Lien.)