samedi 8 octobre 2011

La musique électronique III : l'électroacoustique dans tous ses états




En 1964, Karlheinz Stockhausen compose une oeuvre intitulée Mixtur, pour cinq groupes d'orchestres, générateurs d'ondes sinusoïdales et modulateurs en anneau. Pour la première fois, les sons orchestraux sont captés par des micros, conduits à des mélangeurs reliés à leur tour à des modulateurs en anneaux : il s'agit d'un dispositif électronique consistant en un effet de modulation utilisant un oscillateur pour générer une onde sinusoïdale, qui est ensuite multipliée avec le signal de départ - ici les instruments de l'orchestre - pour produire de nouveaux harmoniques. Les sons ainsi traités sont mélangés avec ceux de l'orchestre par l'intermédiaire de quatre groupes de haut-parleurs. Ainsi, chacun de sons de l'orchestre donne lieu, conformément aux indications de la partition, à un son dit de "mixture", selon la définition que lui donne le compositeur. A cela s'ajoutent trois batteurs jouant des cymbales et des tam tams reliés à un système d'amplification par des micros de contact.
Ce dispositif extrêmement complexe marie donc le son orchestral et le son électroacoustique, en temps réel. Il permet de jouer sur le spectre des timbres en modulant un son instrumental par son sinus te de créer de nouveaux atomes sonores non harmoniques. Une fois encore, le compositeur poursuit son rêve de déterminer rigoureusement tous les paramètres musicaux jusque au niveau le plus infime. Si certains, tels Michel Chion et Guy Reibel, reprochent à l'oeuvre de manquer son objectif en ramenant tous les timbres variés de l'orchestre à un timbre commun monotone et fantomatique, en raison d'un usage beaucoup trop systématique du modulateur en anneau, On ne peut nier l'intérêt réel de Mixtur, presque cinquante ans après sa composition.
Toutefois, beaucoup plus tard, sans doute conscient des défauts de son oeuvre, Karlheinz Stockhausen compose en 2003, une nouvelle oeuvre portant le même titre et généralement mentionnée sous le nom de Mixtur 2003. C'est cette oeuvre et non le Mixtur historique de 1964 qui est présentée en intégralité dans la vidéo ci-dessus. Le lien des deux oeuvres est encore plus évident lorsque on observe le dispositif exigé : cinq orchestres, quatre générateurs d'ondes sinusoïdales, quatre mixeurs et modulateurs en anneaux et leurs dispositifs de projection spatiale du son.
Ici toutefois, la maîtrise des moyens électroniques est infiniment supérieure et l'oeuvre ne souffre pas de l'aplatissement de son spectre par l'excès d'usage des modulateurs en anneaux.
On trouvera ci-dessous deux liens (à recopier dans la barre de navigation de votre moteur de recherche) permettant d'écouter le début du Mixtur de 1964, afin de faire la comparaison entre les deux oeuvres.

http://ubumexico.centro.org.mx/sound/electronic/16-01-Karlheinz-Stockhausen-Mixtur-5-grupos-orquestrais-4-geradores-de-sencides-e-4-moduladores-de-anel_1964.mp3

ubumexico.centro.org.mx/sound/electronic/16-02-Karlheinz-Stockhausen-Mixtur_1964.mp3

L'intégralité de l'oeuvre peut être écoutée en trente trois éléments successifs en allant à la page suivante, de l'index 116 à l'index 155 : http://www.ubu.com/sound/electronic.html







En 1970, Stockhausen compose Mantra, oeuvre pour deux pianos reliés à deux modulateurs en anneaux, deux crotales chromatiques et deux wood blocks, ainsi qu'un émetteur radio à ondes courtes permettant de produire des signaux en morse - à défaut le compositeur préconise de faire usage d'un enregistrement sur bande de tels signaux. Les vidéos ci-dessus en présentent tout d'abord un enregistrement sur disque à travers deux extraits. La troisième vidéo présente une interprétation de l'oeuvre au cours d'un concert donné en 2008 par les pianistes Jennifer Hymer et Bernhard Fograscher, assistés par Georg Hajdu à l'électronique.
Une nouvelle fois, Stockhausen associe dispositif électronique et instruments acoustiques, revenant au modulateur en anneau d'une façon beaucoup plus sobre que dans le Mixtur de 1964. Il en résulte une oeuvre extrêmement structurée, colorée, surprenante et vivante. Comme l'indique son titre, en référence avec les récitations bouddhiques de versets, Mantra est également une oeuvre méditative dont le lyrisme s'articule autour d'une formule fondamentale exposée par les premiers accords et diffractée dans les parties successives, comme une sorte de prière. Le choix de ce titre et d'une telle structure ne relève évidemment pas du seul formalisme de conception mais exprime aussi le mysticisme universel du compositeur, mysticisme dont le souffle se vit à l'écoute, à travers le jeu des répétitions en devenir, comme autant d'univers complets portant en eux les irisations électroniques d'une insaisissable vérité.



Avec Telemusik, composé en 1966, Stockhausen nous offre un nouvel exemple de l'immense diversité de la musique électroacoustique.Il s'agit d'une des rares pièces pour bande magnétique seule, dans l'oeuvre compositeur. Il n'est certes pas le créateur de la musique pour bande, mais Hymnen se distingue comme l'une des réussites les plus inattendues de ce genre à l'intérieur de la forêt électroacoustique. Il est symptomatique que Telemusik ait été réalisé au studio de musique électronique de la NHK à Tokyo. En effet, Stockhausen y exprime un rêve d'universalisme qui le "poursuit depuis longtemps : ne plus composer ma musique, mais celle de toute la terre, de tous les pays, de toutes les races." L'oeuvre tisse en effet de fragments empruntés aux musiques traditionnelles du monde entier, particulièrement aux cultures d'Asie auxquelles il voue une profonde admiration, et parmi celles-ci la culture japonaise : Telemusik est d'ailleurs dédié à "l'admirable peuple japonais." Stockhausen croit en effet à une régénération de l'occident par l'orient, comme beaucoup d'européens des années soixante. Nous sommes alors au sommet de la vague hippie marquée par son attirance pour les vieilles civilisations asiatiques. L'attirance de Stockhausen envers l'Asie et le Japon ne se limite cependant pas à une coïncidence avec les aspirations, les idéaux et les utopies de cette époque. Elle correspond chez lui à une disposition intime de nature beaucoup plus profonde que l'enthousiasme momentané d'une génération emportée sur l'écume de la mode. Cette disposition se retrouvera dans toute son oeuvre future jusque à l'immense cycle operratique Licht, qui l'occupera de 1977 à sa mort en 2007.
Telemusik travaille donc des fragments prélevés avec soin, mais dans un esprit très différent de celui du collage, comme le compositeur l'affirme lui-même à juste titre :
"Grâce à l'intermodulation d'objets trouvés "anciens" et de nouveux événements sonores crés par moi avec les moyens électroniques modernes , une unité de niveau supérieur est atteinte : un universel de passé, de présent et d'avenir, de pays et d'espaces éloignés les uns des autres."
Effaçant les juxtapositions, il unifie les éléments très divers de son oeuvre dans une seule trame vivante, subtile et lumineuse qui exprime à merveille le voeu d'une musique du monde entier, dans une tout autre optique que la "world music" née plus tard du rock, et dans laquelle, en dehors de quelques notables et remarquables exceptions dont nous parlerons plus tard, la rencontre des autres cultures musicales n'est souvent que le prétexte à de fades hybrides flattant le goût des masses sur des rythmes binaires. L'une des clés de la réussite de Telemusik tient au mode du métissage sonore opéré par Stockhausen. Au lieu de faire entrer quelques stéréoptypes extra-occidentaux dans le canevas dominant d'une musique de masses, le compositeur ouvre la substance électronique aux fragments qu'elle accueille dans sa transparence et transcende en une étrange et souple aura, dont on peut dire qu'elle est inouïe, au sens propre du terme.
Le rêve universel de Stockhausen a donc une tout autre portée et n'est pas sans faire penser à celui de l'écrivain français Michel Butor, grand mélomane, passionné de musique contemporaine et ami du compositeur wallon Henri Pousseur avec lequel il collabore à plusieurs reprises. De la même façon que Stockhausen tente de créer une musique de tous les peuples, Michel Butor s'efforce dans de nombreux livres de faire dialoguer les civilisations, à partir d'une exploration subtile de leurs formes et de leurs grandes oeuvres. Comme Stockhausen, Butor éprouve l'attrait de l'orient et du Japon, comme en témoignent notamment de nombreux passages du cycle des Répertoires, écrit sur plusieurs décades.





Hymnen, composé en 1968, pour sons électroniques et sons concrets, marque une autre étape de cette recherche comme de la démultiplication de la musique électroacoustique vers les horizons les plus divers et les plus inattendus, d'autant plus qu'il existe trois versions de l'oeuvre : une pour bande et instruments, une seconde faisant intervenir un orchestre en direct au cours de la troisième partie de l'oeuvre, une enfin pour bande seule. Les deux extraits vidéos présentées ci-dessus correspondent respectivement à la version pour bande seule et à la version orchestrale.
Deux ans après Telemusik dont Michel Chion et Guy Reibel qu'elle est une "amplification", cette nouvelle oeuvre compose sa trame à partir d'hymnes nationaux de la plupart des pays du monde, les insérant dans un immense continuum électronique selon le modèle de la spirale. Là encore, le lyrisme, la vie, la beauté subtile du tissage sonore font de Hymnen une pièce majeure, d'une incomparable fraîcheur, à l'opposé des principes austères de la musique sérielle tels qu'ils avaient été appliqués en 1951 la musique électronique naissante. Là encore, la combinaison des musiques nationales dans une seule tapisserie sonore transcende simultanément les enracinements particuliers et les formes musicales déjà connues, sans effacer le caractère spécifique de chaque hymne. L'auditeur peut en effet reconnaître les hymnes qui lui sont familiers, mais transmutés par la matière musicale dans laquelle ils baignent.





Il peut sembler paradoxal d'évoquer la diversité de la musique électroacoustique à travers un seul compositeur. Si nous avons jusque à présent concentré ce chapitre autour de la figure singulière de Karlheinz Stockhausen, c'est que le compositeur allemand, présent dès l'origine aux côtés de Herbert Heimert, est passé par toutes les formes en devenir de la musique électronique, contribuant souvent à ouvrir des voies entièrement neuves ou recréer de façon magistrale celles qui avaient déjà été explorées par d'autres. Telemusik et Hymnen en offrent des exemples éclatants. Nous aurons par la suite l'occasion de rencontrer de nombreux autres compositeurs aussi essentiels quoique moins célèbres que Stockhausen. Toutefois, nous trouvons avec le français Philippe Manoury, par ailleurs grand admirateur de Stockhausen, un exemple tout à fait remarquable des multiples chemins de la musique électroacoustique.
Dans Echos, pièce pour voix soprano et électronique composée entre 1993 et 1994, nous découvrons une autre dimension : celle de l'interaction en temps réel entre une substance acoustique, ici la voix humaine et un dispositif électronique. La particularité de cette oeuvre est en effet que la voix conduit les éléments électroniques. Comme l'explique le compositeur dans la première des deux vidéos présentées ci-dessus, ils répondent non seulement à ses modulations au fil de la partition, mais encore à sa manière toute personnelle d'interpréter l'oeuvre,comme à son timbre propre. Le programme d'ordinateur se synchronise avec la voix pour produire les sons synthétiques qu'il lui renvoie, offrant ainsi sa propre interprétation de la substance mouvante qu'elle lui a confié. Il en résulte une oeuvre d'une beauté surnaturelle, impondérable, délicate et profondément émouvante qui se situe aux antipodes de ce qu'un tel dispositif aurait pu laisser craindre : la complexité technologique à l'oeuvre dans Echos ne fait pèse à aucun moment. Bien au contraire elle s'oublie ou plutôt se transforme en une pure poésie sonore de haute valeur spirituelle, preuve s'il le fallait que les recherches les plus audacieuses de la musique électroacoustique ne sont pas simples jeux d'effets ni glaciales combinaisons abstraites.
Comme dans Gesang der Jünglige, mais d'une tout autre manière, Echos célèbre magnifiquement les noces de l'humain et de l'électronique.

dimanche 2 octobre 2011

La musique électronique II : Pour un tremblé des genres



Séismogrammes I et II, du compositeur wallon Henri Pousseur, a été conçu au studio de Cologne en 1954. Cette ouvre témoigne des recherches alors conduites sur la nature du son électronique et ses pouvoirs d'expression. La notion de "séismogrammes" souligne cette volonté d'analyse et de mesure selon l'image d'une matière sonore de nature tellurique animée d'une vie intérieure secrète. Cette poétique de la terre et de ses dynamismes se retrouve dans de nombreuses oeuvres de musique électronique, électroacoustique ou acousmatique - termes sur lesquels nous reviendrons dans un instant. Ainsi, le compositeur François Bayle compose en 1970 Jeita ou murmure des eaux,pièce majeure conçue en relation étroite avec la somptueuse grotte de Jeita découverte en 1958 au Liban. En 1978, François Bayle compose Tremblement de terre très doux, tandis que Jean Schwarz compose en 1972 une pièce intitulée Erda, selon le nom de la déesse de la terre des mythologies nordiques. Par la suite, d'autres compositeurs dont Pierre Henry associeront à leur tour l'imaginaire tellurique et la musique électronique en ses différents avatars. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette étrange insistance poétique chez des artistes très différents les uns des autres.
A l'origine, elle indique de manière sinon exclusive, du moins centrale chez Henri Pousseur ,un projet d'exploration du son électronique comme tel. Mais très vite, la pureté doctrinale en vigueur au studio de Cologne subit des modifications sensibles sous l'effet de ses membres pourtant les plus attachés aux principes théoriques qu'ils ont mis en place. C'est notamment le cas de Stockhausen avec le célèbre Gesang der Jünglige de 1955-1956, dans la mesure où le compositeur fait intervenir une voix d'enfant.
Guy Reibel et Michel Chion commentent ainsi cet événement considérable dans la mesure où il remet somptueusement en cause le principe de l'impérialisme électronique en guerre contre la musique concrète :
"Avec cette oeuvre si musicale et si ouvragée, les sons électroniques ne pouvaient plus être exclus d'une conception "concrète" de la musique, pour crime de dureté et de froideur. L'univers de la musique pour bande devait se faire assez grand pour réconcilier les sons "naturels" et les sons "électroniques", la musique électroacoustique était née."



Thema (Omaggio a Joyce), composé en 1958 par le compositeur italien Luciano Berio, au studio de Milan qu'il a fondé trois ans plutôt avec son collègue Bruno Maderna, exprime de façon particulièrement claire le sens de cette mutation. Nous y retrouvons le travail sur la voix, déjà amorcé par Stockhausen, mais de façon différente, indépendamment du fait que l'oeuvre s'avoue comme hommage à l'écrivain irlandais James Joyce. La présentation de l'oeuvre par son sur le site de l'Ina le révèle de manière nette :
"Entièrement composée à partir d'éléments provenant de la voix de Cathy Berberian, cette œuvre constitue la dernière étape de l'élaboration sonore croissante d'un paragraphe d'Ulysse de James Joyce (début du chapitre XI : Les Sirènes). Les premières étapes de ce travail ont consisté en de simples lectures du texte, soit dans sa version anglaise originale, soit dans ses traductions française ou italienne. Puis, par des lectures à plusieurs voix plus ou moins désynchronisées, les différentes langues se trouvaient réunies dans un seul contrepoint vocal qui mettait en lumière, d'une façon que Joyce eût sans doute apprécié, leurs multiples correspondances.
Des sons électroniques furent ajoutés à la voix. Il n'y a cependant pas de moyens électroniques de transformation du matériau vocal. Celui-ci est travaillé par fragmentation, glissandi, prélèvements, etc. Il fut ensuite recomposé avec une grande virtuosité de l'écriture électro-acoustique en une véritable profusion de syllabes, de phonèmes et de mots. Le projet de l'œuvre est de tenter de créer une continuité entre littérature et musique, de parvenir à passer de l'une à l'autre imperceptiblement afin de donner du langage une pure perception musicale.
Enfin, dans la dernière étape, les matériaux phonétiques divers (voyelles et consonnes, syllabes ou mots anglais, français, ou italiens) ainsi que des enregistrements mono ou polyphoniques, sont utilisés avec une plus grande liberté, donnant naissance à une espèce d'anamorphose musicale du texte littéraire, afin de "purifier finalement le champ musical de tous les restes de dualisme."
Ainsi, le compositeur ne donne pas à l'électronique la même place que Stockhausen. Non seulement elle ne domine pas l'oeuvre, pas plus qu'elle n'entre dans le processus de transformation de la voix, mais elle est ajoutée après coup. Dès lors, s'il n'y a plus de primat du son électronique, si celui-ci devient un simple partenaire des différentes sources enregistrées et composées ensemble, les genres se brouillent, justifiant donc pleinement l'emploi du concept de "musique électroacoustique".
François Delalande parle à ce sujet de "paradigme électroacoustique" (in Musiques, une encyclopédie pour le XX° siècle, Tome I, Editions Actes Sud/Cité de la Musique, Paris 2003). Cette expression désigne non seulement le dépassement des contradictions initiales entre musique concrète et musique électronique, mais aussi le fait qu'à l'ère de l'enregistrement permettant de fixer les sons sur bande ou tout autre support, les conditions de la création musicale se trouvent totalement transformées.
Une autre oeuvre de Luciano Berio, Visage, composée en 1961, témoigne de cet heureux brouillage des genres.



Luciano Berio commente ainsi cette oeuvre dans laquelle, une fois encore, la voix constitue l'élément principal :
"Pendant la composition de Visage j'étais intéressé, comme toujours, à une recherche visant l'expansion des convergences possibles entre processus musicaux et processus acoustiques, et à la détermination d'équivalents musicaux des articulations du langage. C'est ainsi que l'expérience de la musique électronique s'avère fondamentale, parce qu'elle donne au compositeur les instruments concerts pour assimiler musicalement une vaste région de phénomènes sonores qu'on ne peut pas rapporter à un code musical préétabli.
Visage est essentiellement un programme radiophonique : presque une bande sonore pour une pièce qui n'a jamais été écrite. Plutôt qu'à la salle de concert, elle est destinée à tous lieux ou moyens permettant la reproduction de sons enregistrés. Fondée sur le potentiel symbolique et représentatif des gestes et des inflexions vocales, avec les "ombres de signification" et les associations mentales qui les accompagnent, cette oeuvre peut être considérée comme une transformation de comportements vocaux concrets, du son inarticulé à la syllabe, du rire aux pleurs et au chant, de l'aphasie à des modèles d'inflexion calqués sur des langues précises : l'anglais et l'italien de la radio, l'hébreu, le dialecte napolitain, etc.
Visage est donc une métaphore du comportement vocal : elle ne développe pas un texte et un langage signifiants mais seulement leurs apparences. Il n'y a qu'un seul mot qui soit prononcé deux fois : "parole" ("mots" en italien). La dimension vocale de la pièce est constamment amplifiée et commentée par une relation très étroite, presque un échange de nature organique, avec les sons électroniques. La voix est celle de Cathy Berberian.
J'ai composé Visage en 1961, juste avant de quitter le Studio di Fonologia Musicale de la Radio italienne à Milan : cette oeuvre était aussi un hommage à la radio en tant que moyen le plus utilisé pour la propagation de mots inutiles."
Visage est l'une des très grande réussites de la musique électroacoustique. A juste titre, Guy Reibel et Michel Chion attribuent principalement cette réussite à l'exceptionnelle liberté du compositeur, loin de tout a priori thorique :
"la voix et les sons électroniques tiennent leur partie chacun, pour se fondre ensuite dans une envolée lyrique et harmonique, qui se passe de justification par l'abstrait."
La voix de la chanteuse, Cathy Berberian, épouse du compositeur sert un véritable théâtre de l'âme humaine, de ses jeux, ses voluptés et miroirs intérieurs, mais aussi ses terreurs et ses fantômes. nous faisant vivre musicalement le drame intime de la conscience et de l'inconscient en leur union et leurs divisions étranges. Comme le notent Guy Reibel et Michel Chion, la voix " éructe des balbutiements d'aphasique, rit, pleure, gémit, crie, échoue à parler, puis s'envole dans un chant lyrique. Une construction ample et forte fait de cette oeuvre une espèce de monodrame sans paroles en vingt minutes, où la voix amplifiée a cette présence nue et sans fard qu'ont les visages des femmes dans les films de Bergman."
On peut en effet établir un parallèle entre les oeuvres du cinéaste sudédois et Visage. Cett correspondance par-delà les arts se justifie d'autant mieux que le cinéma des années soixante, dont au premier chef celui d'Igmar Bergman, explorent en profondeur les secrets et les tourments de l'âme. Cet extrait de Persona, film réalisé en 1966, l'exprime de façon saisissante.



Dans Persona, Elizabeth Vogler, célèbre actrice de théâtre, s'interrompt brusquement au milieu d'une représentation d'Electre. Elle ne parle plus. Elle est soignée dans une clinique, puisson médecin l'envoie se reposer au bord de la mer en compagnie d'Alma, une jeune infirmière. Les deux femmes se lient d’amitié, malgré le silence permanent d'Elizabeth. Ce silence conduit Alma à lui parler et se confier librement. Dans cet extrait, l'art de Bergman tient non seulement à la mise en scène et aux plans tour à tour panoramiques et rapprochés qui semblent fouiller els âmes à travers les visages, mais encore à l'écriture quasiment musicale de la bande son où silence, rares paroles et bruits tissent une partition de l'angoisse et de l'indicible. Il y a là comme un équivalent de musique concrète que l'on pourrait écouter lui-même. Nous reparlerons d'ailleurs du lien du cinéma avec la musique concrète et la musique électroacoustique.
De son côté, Luciano Berio a exploré les mystères de la voix et de son expressivité psychique dans d'autres oeuvres purement acoustique, écrite sur partition,dont la célèbre Sequenza III (1966), présentée ici dans deux versions : celle de Cathy Berberian, dédicataire et créatrice de l'oeuvre, gravée sur disque, celle, beaucoup plus récente, et non moins stupéfiante, donnée en concert par une cantatrice espagnole.





L'intérêt de la confrontation entre Visage et Sequenza III est d'illustrer le jeu de différences et de continuités entre musique acoustique et musique électroacoustique.Dans un cas comme l'autre, la voix constitue la substance fondamentale de l'oeuvre, mais, alors que Visage la travaille par différents moyens, à commencer par l'amplification due au micro, la fixant sur bande où elle se trouve mariée et superposée à elle-même, puis associée aux sons électroniques, Sequenza III s'en tient à la seule cantatrice chantant "a capella", c'est-à-dire sans l'accompagnement d'autres instruments. Pourtant, outre un climat dramatique voisin, les deux oeuvres ont en commun de faire de la voix humaine un matériau malléable. A l'époque de Sequenza III, Berio s'est éloigné de la composition électroacoustique à laquelle il ne reviendra plus. Toutefois, ses recherches en la matière ont contribué à façonner un certain usage des timbres, des modulations et des fréquences qui se perçoit intuitivement. Nous aurons l'occasion de retrouver cette influence réciproque entre musique électroacoustique et musique acoustique.







Nous ne pouvions achever ce chapitre sans rencontrer Cathy Berberian elle-même, au cours d'une étonnante performance, présentée dans deux versions de concert différentes, l'une intégrale, la seconde partielle, afin de voir la cantatrice en pleine action. Stripsody a été composée par Cathy Berberian elle-même, en 1966.Il s'agit là encore d'une oeuvre pour voix a cappella, qui emprunte son vocabulaire à l'univers de l'onomatopée issue de la bande dessinée et du dessin animé, avec une courte citation de Ticket to ride, célèbre chanson des Beatles. Il ne s'agit en aucun cas de musique électroacoustique, mais d'une curieuse incursion acoustique, par la voix de la chanteuse, dans l'univers de la musique concrète : une musique concrète sans bande ni objets matériels comparables aux tourniquets, trains et autres cloches chers à Pierre Schaeffer. Ici l'objet sonore est la voix elle-même et la source de son programme musical : les onomatopées de la bande dessinée et du dessin animé, le fragment de la chanson des Beatles. Nous avons affaire à une expérience limite, d'un humour également digne de celui de la comedia dell arte, aux frontières de plusieurs genres.

Ci-dessous, couverture de la partition de Stripsody.



Lien vers le site officiel consacré à Cathy Berberian : http://www.cathyberberian.com/