dimanche 2 octobre 2011

La musique électronique II : Pour un tremblé des genres



Séismogrammes I et II, du compositeur wallon Henri Pousseur, a été conçu au studio de Cologne en 1954. Cette ouvre témoigne des recherches alors conduites sur la nature du son électronique et ses pouvoirs d'expression. La notion de "séismogrammes" souligne cette volonté d'analyse et de mesure selon l'image d'une matière sonore de nature tellurique animée d'une vie intérieure secrète. Cette poétique de la terre et de ses dynamismes se retrouve dans de nombreuses oeuvres de musique électronique, électroacoustique ou acousmatique - termes sur lesquels nous reviendrons dans un instant. Ainsi, le compositeur François Bayle compose en 1970 Jeita ou murmure des eaux,pièce majeure conçue en relation étroite avec la somptueuse grotte de Jeita découverte en 1958 au Liban. En 1978, François Bayle compose Tremblement de terre très doux, tandis que Jean Schwarz compose en 1972 une pièce intitulée Erda, selon le nom de la déesse de la terre des mythologies nordiques. Par la suite, d'autres compositeurs dont Pierre Henry associeront à leur tour l'imaginaire tellurique et la musique électronique en ses différents avatars. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette étrange insistance poétique chez des artistes très différents les uns des autres.
A l'origine, elle indique de manière sinon exclusive, du moins centrale chez Henri Pousseur ,un projet d'exploration du son électronique comme tel. Mais très vite, la pureté doctrinale en vigueur au studio de Cologne subit des modifications sensibles sous l'effet de ses membres pourtant les plus attachés aux principes théoriques qu'ils ont mis en place. C'est notamment le cas de Stockhausen avec le célèbre Gesang der Jünglige de 1955-1956, dans la mesure où le compositeur fait intervenir une voix d'enfant.
Guy Reibel et Michel Chion commentent ainsi cet événement considérable dans la mesure où il remet somptueusement en cause le principe de l'impérialisme électronique en guerre contre la musique concrète :
"Avec cette oeuvre si musicale et si ouvragée, les sons électroniques ne pouvaient plus être exclus d'une conception "concrète" de la musique, pour crime de dureté et de froideur. L'univers de la musique pour bande devait se faire assez grand pour réconcilier les sons "naturels" et les sons "électroniques", la musique électroacoustique était née."



Thema (Omaggio a Joyce), composé en 1958 par le compositeur italien Luciano Berio, au studio de Milan qu'il a fondé trois ans plutôt avec son collègue Bruno Maderna, exprime de façon particulièrement claire le sens de cette mutation. Nous y retrouvons le travail sur la voix, déjà amorcé par Stockhausen, mais de façon différente, indépendamment du fait que l'oeuvre s'avoue comme hommage à l'écrivain irlandais James Joyce. La présentation de l'oeuvre par son sur le site de l'Ina le révèle de manière nette :
"Entièrement composée à partir d'éléments provenant de la voix de Cathy Berberian, cette œuvre constitue la dernière étape de l'élaboration sonore croissante d'un paragraphe d'Ulysse de James Joyce (début du chapitre XI : Les Sirènes). Les premières étapes de ce travail ont consisté en de simples lectures du texte, soit dans sa version anglaise originale, soit dans ses traductions française ou italienne. Puis, par des lectures à plusieurs voix plus ou moins désynchronisées, les différentes langues se trouvaient réunies dans un seul contrepoint vocal qui mettait en lumière, d'une façon que Joyce eût sans doute apprécié, leurs multiples correspondances.
Des sons électroniques furent ajoutés à la voix. Il n'y a cependant pas de moyens électroniques de transformation du matériau vocal. Celui-ci est travaillé par fragmentation, glissandi, prélèvements, etc. Il fut ensuite recomposé avec une grande virtuosité de l'écriture électro-acoustique en une véritable profusion de syllabes, de phonèmes et de mots. Le projet de l'œuvre est de tenter de créer une continuité entre littérature et musique, de parvenir à passer de l'une à l'autre imperceptiblement afin de donner du langage une pure perception musicale.
Enfin, dans la dernière étape, les matériaux phonétiques divers (voyelles et consonnes, syllabes ou mots anglais, français, ou italiens) ainsi que des enregistrements mono ou polyphoniques, sont utilisés avec une plus grande liberté, donnant naissance à une espèce d'anamorphose musicale du texte littéraire, afin de "purifier finalement le champ musical de tous les restes de dualisme."
Ainsi, le compositeur ne donne pas à l'électronique la même place que Stockhausen. Non seulement elle ne domine pas l'oeuvre, pas plus qu'elle n'entre dans le processus de transformation de la voix, mais elle est ajoutée après coup. Dès lors, s'il n'y a plus de primat du son électronique, si celui-ci devient un simple partenaire des différentes sources enregistrées et composées ensemble, les genres se brouillent, justifiant donc pleinement l'emploi du concept de "musique électroacoustique".
François Delalande parle à ce sujet de "paradigme électroacoustique" (in Musiques, une encyclopédie pour le XX° siècle, Tome I, Editions Actes Sud/Cité de la Musique, Paris 2003). Cette expression désigne non seulement le dépassement des contradictions initiales entre musique concrète et musique électronique, mais aussi le fait qu'à l'ère de l'enregistrement permettant de fixer les sons sur bande ou tout autre support, les conditions de la création musicale se trouvent totalement transformées.
Une autre oeuvre de Luciano Berio, Visage, composée en 1961, témoigne de cet heureux brouillage des genres.



Luciano Berio commente ainsi cette oeuvre dans laquelle, une fois encore, la voix constitue l'élément principal :
"Pendant la composition de Visage j'étais intéressé, comme toujours, à une recherche visant l'expansion des convergences possibles entre processus musicaux et processus acoustiques, et à la détermination d'équivalents musicaux des articulations du langage. C'est ainsi que l'expérience de la musique électronique s'avère fondamentale, parce qu'elle donne au compositeur les instruments concerts pour assimiler musicalement une vaste région de phénomènes sonores qu'on ne peut pas rapporter à un code musical préétabli.
Visage est essentiellement un programme radiophonique : presque une bande sonore pour une pièce qui n'a jamais été écrite. Plutôt qu'à la salle de concert, elle est destinée à tous lieux ou moyens permettant la reproduction de sons enregistrés. Fondée sur le potentiel symbolique et représentatif des gestes et des inflexions vocales, avec les "ombres de signification" et les associations mentales qui les accompagnent, cette oeuvre peut être considérée comme une transformation de comportements vocaux concrets, du son inarticulé à la syllabe, du rire aux pleurs et au chant, de l'aphasie à des modèles d'inflexion calqués sur des langues précises : l'anglais et l'italien de la radio, l'hébreu, le dialecte napolitain, etc.
Visage est donc une métaphore du comportement vocal : elle ne développe pas un texte et un langage signifiants mais seulement leurs apparences. Il n'y a qu'un seul mot qui soit prononcé deux fois : "parole" ("mots" en italien). La dimension vocale de la pièce est constamment amplifiée et commentée par une relation très étroite, presque un échange de nature organique, avec les sons électroniques. La voix est celle de Cathy Berberian.
J'ai composé Visage en 1961, juste avant de quitter le Studio di Fonologia Musicale de la Radio italienne à Milan : cette oeuvre était aussi un hommage à la radio en tant que moyen le plus utilisé pour la propagation de mots inutiles."
Visage est l'une des très grande réussites de la musique électroacoustique. A juste titre, Guy Reibel et Michel Chion attribuent principalement cette réussite à l'exceptionnelle liberté du compositeur, loin de tout a priori thorique :
"la voix et les sons électroniques tiennent leur partie chacun, pour se fondre ensuite dans une envolée lyrique et harmonique, qui se passe de justification par l'abstrait."
La voix de la chanteuse, Cathy Berberian, épouse du compositeur sert un véritable théâtre de l'âme humaine, de ses jeux, ses voluptés et miroirs intérieurs, mais aussi ses terreurs et ses fantômes. nous faisant vivre musicalement le drame intime de la conscience et de l'inconscient en leur union et leurs divisions étranges. Comme le notent Guy Reibel et Michel Chion, la voix " éructe des balbutiements d'aphasique, rit, pleure, gémit, crie, échoue à parler, puis s'envole dans un chant lyrique. Une construction ample et forte fait de cette oeuvre une espèce de monodrame sans paroles en vingt minutes, où la voix amplifiée a cette présence nue et sans fard qu'ont les visages des femmes dans les films de Bergman."
On peut en effet établir un parallèle entre les oeuvres du cinéaste sudédois et Visage. Cett correspondance par-delà les arts se justifie d'autant mieux que le cinéma des années soixante, dont au premier chef celui d'Igmar Bergman, explorent en profondeur les secrets et les tourments de l'âme. Cet extrait de Persona, film réalisé en 1966, l'exprime de façon saisissante.



Dans Persona, Elizabeth Vogler, célèbre actrice de théâtre, s'interrompt brusquement au milieu d'une représentation d'Electre. Elle ne parle plus. Elle est soignée dans une clinique, puisson médecin l'envoie se reposer au bord de la mer en compagnie d'Alma, une jeune infirmière. Les deux femmes se lient d’amitié, malgré le silence permanent d'Elizabeth. Ce silence conduit Alma à lui parler et se confier librement. Dans cet extrait, l'art de Bergman tient non seulement à la mise en scène et aux plans tour à tour panoramiques et rapprochés qui semblent fouiller els âmes à travers les visages, mais encore à l'écriture quasiment musicale de la bande son où silence, rares paroles et bruits tissent une partition de l'angoisse et de l'indicible. Il y a là comme un équivalent de musique concrète que l'on pourrait écouter lui-même. Nous reparlerons d'ailleurs du lien du cinéma avec la musique concrète et la musique électroacoustique.
De son côté, Luciano Berio a exploré les mystères de la voix et de son expressivité psychique dans d'autres oeuvres purement acoustique, écrite sur partition,dont la célèbre Sequenza III (1966), présentée ici dans deux versions : celle de Cathy Berberian, dédicataire et créatrice de l'oeuvre, gravée sur disque, celle, beaucoup plus récente, et non moins stupéfiante, donnée en concert par une cantatrice espagnole.





L'intérêt de la confrontation entre Visage et Sequenza III est d'illustrer le jeu de différences et de continuités entre musique acoustique et musique électroacoustique.Dans un cas comme l'autre, la voix constitue la substance fondamentale de l'oeuvre, mais, alors que Visage la travaille par différents moyens, à commencer par l'amplification due au micro, la fixant sur bande où elle se trouve mariée et superposée à elle-même, puis associée aux sons électroniques, Sequenza III s'en tient à la seule cantatrice chantant "a capella", c'est-à-dire sans l'accompagnement d'autres instruments. Pourtant, outre un climat dramatique voisin, les deux oeuvres ont en commun de faire de la voix humaine un matériau malléable. A l'époque de Sequenza III, Berio s'est éloigné de la composition électroacoustique à laquelle il ne reviendra plus. Toutefois, ses recherches en la matière ont contribué à façonner un certain usage des timbres, des modulations et des fréquences qui se perçoit intuitivement. Nous aurons l'occasion de retrouver cette influence réciproque entre musique électroacoustique et musique acoustique.







Nous ne pouvions achever ce chapitre sans rencontrer Cathy Berberian elle-même, au cours d'une étonnante performance, présentée dans deux versions de concert différentes, l'une intégrale, la seconde partielle, afin de voir la cantatrice en pleine action. Stripsody a été composée par Cathy Berberian elle-même, en 1966.Il s'agit là encore d'une oeuvre pour voix a cappella, qui emprunte son vocabulaire à l'univers de l'onomatopée issue de la bande dessinée et du dessin animé, avec une courte citation de Ticket to ride, célèbre chanson des Beatles. Il ne s'agit en aucun cas de musique électroacoustique, mais d'une curieuse incursion acoustique, par la voix de la chanteuse, dans l'univers de la musique concrète : une musique concrète sans bande ni objets matériels comparables aux tourniquets, trains et autres cloches chers à Pierre Schaeffer. Ici l'objet sonore est la voix elle-même et la source de son programme musical : les onomatopées de la bande dessinée et du dessin animé, le fragment de la chanson des Beatles. Nous avons affaire à une expérience limite, d'un humour également digne de celui de la comedia dell arte, aux frontières de plusieurs genres.

Ci-dessous, couverture de la partition de Stripsody.



Lien vers le site officiel consacré à Cathy Berberian : http://www.cathyberberian.com/

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